la Perle

"Il est aux urgences"

jeudi 31 mai 2012 à 11h16

Alors c’est ça. Ca se passe comme ça. Pas de téléphone qui sonne, pas de texto affolé. Ma mère qui répond à la place de mon père sur skype et tout un univers qui s’écroule. Elle me dit "ça ne va pas très bien". Je reprends alors mes réflexes de petite fille et je dis l’air de ne pas comprendre "ici ça va très bien". Ma mère poursuit "Il est aux urgences" Et moi, qui continue, inlassablement "Il fait chaud aujourd’hui". Et je me mens, je vois toutes mes angoisses défiler sous mes yeux.

Je suis Alice au pays des cauchemars et il n’y a pas de lapin blanc qui pourrait me sortir de là. Alice au pays des cauchemars bien réels.

Puis la conversation prend fin. Et je m’écroule. Et je pleurs aussi fort que mes poumons me le permettent. Je pleurs comme je n’ai jamais pleuré.

Ma plus grande peur en train de se réaliser si tôt. Comme si il fallait que les drames s’enchaînent dans ma vie. Comme si quelqu’un quelque part avait décidé de faire de moi une tragédie grecque.

Hédi se pointe chez moi. Je m’écroule entre ses bras. Il me dit dans notre langue maternelle, qui est en fait paternelle dans mon cas : "Mon amie est forte, elle l’est. Mon amie est plus forte que tous les hommes de la terre". Et moi, je continue à pleurer. J’ai l’impression qu’une enclume m’est tombée sur la tête.

Aphasie. le verdict est tombé. Demain ils lui feront un IRM

J appelle Amenallah sur skype et la voix complètement brisée, je lui demande de m’expliquer ce qu’est une Aphasie. Il s’exécute, il essaye de me rassurer mais il n arrive pas à me mentir. Je perçois dans sa voix de jeune médecin que des jours encore plus sombres nous attendent.

Ce soir j’ai besoin de mes amis. La moitié dort déjà…

Alors je prends mon gilet et je sors me promener dans les rues de ma ville. Je croise Samuel, les yeux gonflés, il ne me voit pas. Alors comme il faut péter un cable, comme je vais mal, je lui dis d’aller se faire foutre dans un texto très élaboré. Il ne répondra pas.

Je rentre chez moi. Je m étale sur mon lit. Je pense à mon passé et à mon futur. Je pense à ce que mon père doit penser de moi.
Je vois mon père et ses blagues à la con. Mon père et sa gentillesse débordante. Mon père et sa sévérité apparente. Mon père dans sa tenue de militaire. Mon père en sage diplomate. Mon père siégeant à l ONU. Mon père et ses cartes postales. Mon père en Allemagne, quand j étais petite, me prenant la main pour traverser un lac gelé. Mon père me prenant la main pour m’emmener l été dernier à l’aéroport. Mon père me tendant sa joue pour que je lui glisse un bisou furtivement.

Parce que dans ma famille, on ne se dit pas "je t aime", on le sait.

Y’a un bouquin qui s’appelait Kamo quand j étais petite. Le meilleur ami de Kamo sombrait dans un long coma, alors tout le monde pensait à lui tout le temps pour qu’il s’en sorte. Je me suis fait du thé. J’ai pas dormi. A quatre heure du matin, j’ai envoyé un texto sur son portable "papa courage. Je t aime. bisous. ta fille abir". Mais si ça se trouve il ne sait déjà plus lire. Si ca se trouve il n a meme pas son portable.

J’imagine mon père entre les murs froids d’un hopital. Coincé dans sa tête avec ses pensées. Ce grand orateur, seul dans sa tête avec ses pensées.

Je m’endors en pleurant et je me réveille les larmes aux yeux.